Alan Turing, le mathématicien précurseur de l’IA

Alan Turing est l’homme du siècle passé qui a (presque) inventé l’ordinateur ; oui, oui, l’objet que j’utilise en ce moment pour rédiger cet article. Mais connaissez-vous l’histoire de ce pionnier de l’informatique moderne, fondateur de la célèbre Machine de Turing ? Génie britannique des mathématiques, surdoué de la morphogenèse, Alan Turing est également l’homme qui a posé, en 1950, les bases de l’intelligence artificielle (IA) telle que nous la connaissons aujourd’hui. 


Lucie Rondelet, qui m’a missionnée pour écrire cet article, recommande vivement l’excellente pièce de théâtre La Machine du Turing, qui passe ne ce moment à Paris et réconcilie avec les mathématiques (pour celles et ceux qui se croyaient fâchés).

Alan Turing, génie des mathématiques

Né à Londres en 1912, fils d’un fonctionnaire dans l’administration coloniale exerçant en Inde, Alan Turing est placé dès sa première année dans la famille d’un colonel au sud de l’Angleterre. Avec son frère, ils grandissent donc loin de leurs parents, encadrés par éducation plutôt « militaire ». Dès son plus jeune âge, Alan se passionne pour le calcul. À l’adolescence, il intègre la Sherborne School, qui privilégie (malheureusement pour lui) les enseignements classiques et littéraires aux matières scientifiques. Alan, enfant très introverti, jugé médiocre, brouillon et malhabile, préfère faire de l’algèbre pendant les cours d’instruction religieuse… 

En 1928, alors âgé de 15 ans, Alan rencontre un autre élève de la Sherborne School, Christopher Morcom, passionné comme lui de sciences et de mathématiques. De cette passion commune nait une relation forte et la prise de conscience de son homosexualité, sévèrement réprimée dans l’Angleterre puritaine du début de XXe siècle. Lorsqu’à 19 ans, Christopher meurt tragiquement d’une tuberculose bovine après avoir ingéré du lait infecté, la vocation d’Alan Turing se révèle : il se doit d’incarner le destin scientifique qui était promis à son ami décédé. 

L’année suivante, en 1931, Alan Turing part étudier les mathématiques au King’s Collège de Cambridge. Là-bas, il s’épanouit, car son apparence et son homosexualité ne choquent personne. S’inspirant des travaux des scientifiques de John von Neumann et David Hilbert, Alan rédige de nombreux articles scientifiques sur les probabilités, la calculabilité de l’intelligence et la logique. L’année suivante, le mathématicien intègre la prestigieuse Université de Princeton aux États-Unis et obtient un doctorat de logique mathématique. 

En 1938, alors que John von Neumann, sommité des mathématiques et de la physique, lui propose de devenir son assistant, Alan Turing préfère… rentrer en Angleterre ! 

Le fondateur de la machine de Turing 

L’un des problèmes qui passionnent Alan Turing est celui de la possibilité pour une proposition mathématique d’être validée comme vraie ou fausse par un algorithme. Or le jeune scientifique parvient à établir une limite entre ce qui est calculable et ce qui ne l’est pas.

À partir des travaux du mathématicien allemand David Hilbert et du problème dit “de la décision”, qui interroge le fait qu’un algorithme soit capable de résoudre tous les problèmes mathématiques de manière algorithmique, Turing établit son théorème d’indécidabilité, démontrant qu’il existe des problèmes pour lesquels il est impossible de décider de leur vérité ou de leur fausseté à l’aide d’un algorithme.

De plus, il comprend que ce qui est calculable peut être décomposé en un nombre défini d’étapes pouvant chacune être réalisée par une machine. 

Il élabore alors un dispositif théorique formalisant les notions de calcul et de calculabilité : la machine de Turing. Ce concept de machine à calculer universelle reste la base de toutes les théories actuelles sur les automates. 

La Bombe de Turing pour décrypter les messages nazis  

Dès le début de la Seconde Guerre mondiale, l’armée allemande domine aussi les alliés en mers, grâce aux envois de messages cryptés entre l’état-major et ses sous-marins allemands. Les messages sont codés à l’aide d’une machine électromécanique, Enigma. Alan est alors recruté par le service britannique du chiffre, et travaille au sein de l’unité de cryptanalyse de Bletchley Park. Alan Turing conçoit avec son équipe un dispositif innovant, la Bombe de Turing, une machine électromécanique qui accélère le processus de décryptage des codes Enigma en testant différentes combinaisons de clés.

Ainsi, le dispositif d’Alan Turing a contribué à la victoire des Alliés, en permettant à l’armée Britannique de lire et de comprendre les communications ennemies. 

Le mathématicien précurseur de l’IA

Dès 1948, Alan travaille sur la programmation électronique à l’université de Manchester et porte un grand intérêt à l’Intelligence Artificielle. Ces travaux constituent la base de l’IA telle que nous la connaissons aujourd’hui.

En 1950, il publie dans la revue philosophique Mind un article influent intitulé Computing Machinery and Intelligence (L’ordinateur et l’intelligence), offrant une approche pragmatique de l’intelligence artificielle : peut-on concevoir une machine qui puisse faire tout ce que ferait un être humain ? Est-ce qu’une machine pourrait imiter la pensée humaine au point de devenir indiscernable de celle d’un être humain lors d’une conversation ? 

Il propose alors un “jeu”, le test de turing, pour évaluer l’intelligence d’une machine. 

Il implique trois participants : un humain interrogateur, une machine et un humain réel. L’interrogateur engage une conversation avec les deux, sans les voir. Si, après une série de questions et de réponses, l’interrogateur ne peut pas distinguer la machine de l’humain, alors celle-ci est considérée, selon Turing, comme « intelligente ».

L’un des concepteurs de l’ordinateur électronique moderne

Après la guerre, Alan poursuit ses travaux en informatique au Laboratoire national de physique de Londres, où il rédige en seulement trois mois le prototype d’un ordinateur électronique, l’Automatic Computing Engine (ACE), capable de traiter n’importe quel type de données. Se désintéressant peu à peu de l’informatique naissante, Turing, ayant pourtant largement contribué à la conception d’un des premiers ordinateurs électroniques, laisse les programmeurs et ingénieurs le construire. 

Car l’ambition profonde de l’informaticien va bien au-delà de la conception matérielle : il veut créer une machine capable de penser comme un humain. « Nous ne sommes pas seulement intéressés par les machines qui pensent, mais aussi par les machines qui pensent comme nous. »

En 1947, il prend une année sabbatique pour suivre des cours de biologie, de physiologie, de neurologie et observe le fascinant phénomène de croissance des végétaux et des animaux. 

Un informaticien, surdoué de la morphogenèse

La régularité mathématique de l’organisation des formes dans la nature passionne Alan Turing depuis son enfance. La morphogenèse, étude des mécanismes de croissance des formes biologiques, devient même son obsession durant les quatre dernières années de sa vie. À l’époque, les scientifiques James Watson et Francis Crick font des découvertes majeures sur la structure de l’ADN. Mais Turing a, lui, déjà compris que la génétique ne suffit pas pour tout décrire. Elle fonctionne selon un code fixe, or il n’existe pas de déterminisme en biologie, comme le démontrent les aléas imprévisibles de l’évolution des espèces. Dans son article The Chemical Basis of Morphogenesis (Les bases chimiques de la morphogenèse) de 1952, Turing propose un modèle mathématique pour expliquer comment les motifs et les structures biologiques complexes se forment au cours du développement embryonnaire.

Précurseurs dans le domaine de la biologie théorique et de la modélisation des systèmes biologiques, Turing sera l’un des premiers scientifiques à utiliser des équations mathématiques pour expliquer des phénomènes observés dans la morphogenèse biologique.

Un pionnier condamné pour son homosexualité 

Les mœurs homosexuelles de Turing dérangent, d’autant que les services secrets, pour lesquels il travaille encore, se méfient des confidences sur l’oreiller qu’il pourrait faire à un espion russe formé à cela. À la suite d’une sombre histoire de cambriolage (dont au départ il est la victime), Turing est condamné pour ses pratiques sexuelles. À cette époque, l’homosexualité est considérée comme un crime au Royaume-Unis. Au tribunal, il plaide coupable pour « pratiques indécentes réitérées en compagnie d’un autre homme ». 

Considérant qu’il a bien trop de travail pour aller en prison, il accepte l’alternative qu’on lui propose : un traitement de castration chimique par injection d’hormones. Cette expérience traumatisante aura bien évidemment un impact profond sur sa santé mentale. 

Ce n’est qu’à titre posthume, en 2013 (près de 60 ans après sa mort), que la reine Elizabeth lui accordera la grâce royale, présentant des excuses officielles pour le traitement infligé en raison de son orientation sexuelle.

Alan Turing, génie scientifique à la fin tragique 

Le 7 juin 1954, sa femme de ménage le retrouve mort dans son lit. L’enquête conclut rapidement à un suicide par empoisonnement, dans des circonstances encore entourées de mystère. Il se serait donné la mort en croquant une pomme imbibée de cyanure. D’ailleurs, le célèbre logo d’Apple, la pomme croquée, serait un clin d’œil, à la fin énigmatique et tragique de Turing pour certains (ce qui a été démenti par le biographe de Steve Jobs)…
Cependant, de nombreuses personnes, dont la mère d’Alan, ont remis en question cette conclusion, pensant qu’il pourrait s’agir d’un accident voire même…d’un meurtre.

Tombé dans l’oubli, puis rendu populaire en 2014 avec le film Imitation Game, Alan Turing a contribué aux progrès de l’informatique moderne. C’était un surdoué de la morphogenèse, qui a également posé les bases de l’intelligence artificielle.

Pionnier de l’informatique condamné pour son homosexualité, Alan Turing est aussi devenu, malgré lui, une figure de la lutte pour les droits LGBTQ+. 

À lire sur le même sujet : Aurélie Jean et la data science ❤️

Violaine Berlinguet, pour FRW

Sources : 

https://lejournal.cnrs.fr/articles/alan-turing-genie-au-destin-brise
https://www.bibmath.net/bios/index.php?action=affiche&quoi=turing
https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Alan_Mathison_Turing/147690

Pour aller plus loin : 

Lettres à Alan Turing, réunies par le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond

Le film Imitation Game (2014), de Morten Tyldum, avec Benedict Cumberbatch

Pièce de théâtre « Breaking the Code » de Hugh Whitemore 

Alan Turing: The Enigma »,  Andrew Hodges (1983) 

lucie rondelet instagram

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2 Responses

  1. Article passionnant à lire malgré la complexité du thème traité, très agréable à lire et très bien vulgarisé !

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